lundi 3 septembre 2018

La fois où j'ai donné cours en fac

Il faut savoir laisser le temps au temps. Mais il ne faut pas non plus abuser des bonnes choses. Prenez cette note, qui traîne depuis trop longtemps dans mes brouillons. Plus j'attends et plus j'ai tendance à m'étaler. Par conséquent, avant que ce post ne rattrape la longueur d'un rouleau de PQ (Ça fait combien de mètres, d'ailleurs ?), passons au sujet du jour. Je vais vous raconter une petite histoire. L'histoire d'un petit libraire, qui a donné cours à l'université. Au final, ça tombe bien, aujourd'hui, c'est la rentrée des classes. (Désolé pour les concernés.)

Comme j'ai déjà pu le dire auparavant, j'ai un master en littérature de jeunesse, à savoir un BAC +5. Dis comme ça, ça peut paraître plus ou moins incroyable, mais ne vous y trompez pas. Avoir un niveau universitaire n'a rien d'insurmontable (j'ai même raté mon BAC une première fois), et ce n'est pas en accumulant les années d'école que vous serez garanti d'avoir un boulot. Pour être libraire, finalement, toutes les formations ou presque peuvent convenir. Le plus important reste la passion du livre et les stages pour emmagasiner l'expérience. Le reste viendra avec le temps.


Malgré tout, ma formation universitaire reste un bon souvenir de ma scolarité. J'ai pu faire de chouettes rencontres et appris des tonnes de choses (que j'ai oublié depuis en grande partie). L'un des avantages était le nombre important d'exposés, ce qui m'a permis d'explorer plusieurs facettes de la bande dessinée. J'ai par exemple pu analyser une planche de La jeunesse de Picsou et réalisé mon mémoire sur l'état actuel de la censure des comic books. Je ne m'en suis pas trop mal sorti (un joli 16 pour le dit mémoire) et j'en ai tiré une petite fierté à l'époque. (C'est assez rare que je sois satisfait de moi. Demandez à mon boss.)

Fin 2017, le responsable du master, Laurent Déom, m'a contacté pour me proposer d'animer deux  séances de quatre heures auprès de sa nouvelle promo en première année. Sans doute grâce aux retours des élèves et des tuteurs de stage, il s'est rendu compte que la formation manquait cruellement de contacts avec la réalité du terrain. (C'est le souci d'une grande partie des formations.)

Comment vous dire ? J'étais un peu stressé à l'idée d'accepter. Certes, j'étais ravi de cette possible expérience, qui me permettrait de boucler la boucle en quelque sorte. Mais je ne suis pas professeur et je me demandais si j'allais être capable de pondre un exposé suffisamment intéressant pour les étudiants. Là, il ne suffirait pas de parler de mon métier et/ou de présenter une succession d'ouvrages comme j'avais déjà pu le faire en collège.

Heureusement, Monsieur Déom a su me rassurer (en partie) lors de notre entretien téléphonique en janvier dernier. L'idée était de parler des tendances actuelles en bande dessinée jeunesse pour permettre aux élèves d'avoir une vision plus proche de ce qui se fait aujourd'hui. C'est donc par ce point que j'ai débuté mon premier cours le 30 mars dernier.

I'm back in school !
Préalablement, je me suis présenté. J'en ai profité pour faire un peu d'humour afin d'enlever une majeure partie du stress que j'avais accumulé la veille au soir et le matin. Coup de bol, le premier groupe était très sympathique et rigolait de bon cœur. (Promis, je ne les ai pas menacé.) J'ai enchaîné sur les tendances en BD. J'ai commencé par évoquer celles que l'on trouve en BD adultes (zombies, western, SF et historique) en précisant l'aspect cyclique, et que c'est un coup de poker pour les éditeurs que de parier sur un genre. Si ça fonctionne, on a une surenchère d'ouvrages par la suite, car les maisons d’édition espèrent toutes avoir une part du gâteau. J'en suis arrivé à la jeunesse, qui n'a pas réellement de genre dominant actuellement. Par contre, les séries mettant en avant des groupes d'enfants se multiplient (Les légendaires, Mythics, Seuls, etc). Le manga continue aussi de cartonner, mais cela fait tellement d'années que ça dure qu'on ne peut plus vraiment parler de tendance à ce niveau. J'en ai profité pour évoquer la multiplication des adaptations BD de romans jeunesse (Bjorn le morphir, La quête d'Ewilan, Les filles en chocolat, etc), ce qui peut créer des passerelles pour attirer les enfants n'aimant pas lire.

De là, j'ai continué par le rôle du libraire face à ces tendances. Il est important de ne pas en faire l'impasse. Ce n'est pas en vendant uniquement ce que l'on aime qu'on peut réussir en étant commerçant. C'est complétement utopique et naïf de penser ainsi. Il faut savoir faire le tri et oser dire stop aux représentants nous dévoilant des tonnes d'ouvrages sous prétexte que le genre qu'ils exploitent cartonne. Comme tout, il y a un moment où la saturation est présente. Cela fait partie de notre rôle de le sentir et de ralentir les choses pour ne pas dégoûter les lecteurs et accentuer une profusion de livres déjà trop importante.

J'ai justement poursuivi sur la surproduction occasionnée en partie par les tendances. J'ai couplé ce point avec la situation difficile des auteurs. Au-delà du nombre de 5000 nouveautés publiées par an en BD (dont la majeure partie sort entre septembre et décembre), j'ai encouragé les élèves à regarder le reportage Sous les bulles (2013), qui résume bien la situation du secteur.



L'une des phrases que j'ai cité de cette enquête est celle de Claude de Saint Vincent, PDG de Dargaud de l'époque :
« Il n'a jamais été aussi facile pour un jeune auteur de se faire éditer et jamais aussi difficile de trouver des lecteurs. »
Selon moi, elle synthétise parfaitement la situation délicate des auteurs. J'ai ainsi pu enchaîner sur la polémique du Livre Paris, qui ne voulait plus payer les auteurs pour les conférences, ateliers et débats. Certes, l'issue fut finalement positive pour la profession, ce qui ne m'a pas empêcher de dire un mot ou deux sur les dédicaces non rémunérées. On a tendance à penser que c'est un bon moyen pour l'auteur de se faire de la publicité gratuite. Pourquoi faudrait-il le payer ? En plus, il est nourri et logé la plupart du temps. C'est gentil, mais vous diriez quoi si vous passiez des heures à dessiner pour des inconnus, qui vous font parfois des demandes alambiquées et qui revendent vos création sur eBay ensuite ? La plupart d'entre nous ne tiendrait même pas une heure. Je parlerai de ce sujet plus longuement dans une future note, mais ça fait partie des problèmes des auteurs BD.

Bref, c'est en évoquant l'isolement des auteurs, qui les empêche de pouvoir se faire entendre sur la durée, que j'ai clôturé mon premier cours. J'ai dû le refaire au second groupe, ce qui fut assez étrange. Au-delà du fait que les étudiants étaient moins nombreux et plus passifs (il faut les comprendre, on était vendredi en fin d'après-midi), j'ai eu l'étrange sensation de me répéter continuellement. Par moment, je ne savais pas si ce que je disais avait été dit au premier groupe ou il y a cinq minutes. Je ne sais pas comment les profs parviennent à se répéter inlassablement tout au long de l'année. L'habitude, sans doute.

Quinze jours plus tard, me revoici à Lille 3 pour la seconde et dernière partie de mon exposé. Pour débuter, j'ai comparé le public en BD et en jeunesse, qui est très différent. Chez Aventures BD, l'essentiel de notre clientèle est composée d'hommes, qui achètent pour eux-mêmes. En librairie spécialisée jeunesse, le public est essentiellement féminin et achète pour quelqu'un d'autre. C'est une différence importante à avoir en tête et qui influe sur la profusion de conseils que les libraires peuvent donner. Globalement, nous ne sommes pas les plus submergés en librairie BD. La plupart du temps, on nous demande les nouveautés à ne pas rater et ce qui est à lire dans un genre spécifique. Néanmoins, il nous arrive régulièrement d'avoir des demandes de lectures pour des enfants (en particulier à Noël). C'est un peu triste à dire, mais beaucoup se contentent de nous donner l'âge et le sexe de l'enfant. Le premier est évidemment important, mais j'avoue accorder que peu d'importance au sexe du lecteur. Je me contente d'enchaîner en demandant ce qu'il aime. Et là, on me sort souvent la réponse toute faite qu'on n'en sait rien, que le gosse est à fond sur sa tablette ou je ne sais quelle excuse. Je sais qu'on ne peut pas tout suivre. Mais est-ce si compliqué de questionner l'enfant ou ses amis sur ses intérêts ? On aime tous forcément quelque chose, et ce n'est pas parce qu'on est jeune que nos goûts sont malléables à volonté. Mais passons. J'ai précisé qu'on n'agissait pas de la même façon selon le client, et qu'il y a une confiance à avoir, qui vient avec le temps. J'estime qu'il faut donner un contenu adapté à un jeune lecteur, mais aussi quelque chose qu'il aime et non que le personne qui va lui offrir pourrait apprécier. Vous vous en doutez peut-être, mais j'ai ressorti mon exemple du gamin voulant acheter The Walking Dead. Ça a choqué les étudiants, et j'étais content de les faire réagir.

Cette partie terminée, j'ai pu enchaîner sur ce qui m'a donné le plus de plaisir. Déjà parce que je savais à quoi m'attendre grâce aux étudiants particulièrement réceptifs qui m'ont mis en confiance. Ensuite, j'avais l’attention de leur parler d'un sujet qui me tient à cœur : la BD genrée. (Oui, j'avais envie d'entrer un peu dans le lard.) La dernière fois, j'avais teasé la chose en évoquant la polémique sur le livre On a chopé la puberté.


Pour résumer, suite à des extraits sortis hors de leur contexte sur les réseaux sociaux, ce livre fut retiré de la vente par Milan. Notez que l'ouvrage fut distribué à 5000 exemplaires (ce qui ne veut pas dire 5000 ventes) et que plus de 140 000 personnes ont signé une pétition pour qu'il soit retiré du commerce. (On peut parler de volonté de censure à ce niveau.) Un rapide calcul de primaire fait facilement comprendre que pratiquement aucun détracteur n'a lu le livre incriminé. Du coup, j'ai révélé aux étudiants que j'avais fait une chose incroyable. Quelque chose de complétement fou à notre époque. J'ai lu l'ouvrage pour me faire mon propre avis. (Désolé pour les âmes sensibles.) Même s'il est vrai que quelques passages sont critiquables, ils relèvent plus de la maladresse qu'autre chose. Il aurait suffi à Milan de retirer la première édition pour en ressortir une version corrigée. Car pour 90% du guide, c'est complétement inoffensif et bienveillant. Mais bon, on préfère s'acharner sur ce titre et ses autrices plutôt que sur... hum... je ne sais pas... ah oui ! Le fameux Dico des filles de chez Fleurus, qui a droit une nouvelle édition chaque année pour continuer de répandre clichés sur clichés. Heureusement, la version 2018 contient l'avis des garçons. Tout va bien. (Sérieusement ? On en est là ?) Je vais arrêter de m'étendre, sinon, ça risque de durer encore des plombes. Toujours est-il que mon auditoire fut globalement tout aussi consterné. Mon but n'était pas de les joindre à ma cause. J'ai voulu leur montrer les bienfaits et méfaits des réseaux sociaux dans la littérature, et ce, tout en les invitant à se faire leur avis.

J'ai poursuivi sur l'évolution ou non des stéréotypes genrés en BD. On constate une meilleure mise en avant d’héroïnes ne se contentant pas d'être des nunuches à gros seins. De vrais personnages complexes émergent, et ça fait du bien. Hélas, certains éditeurs continuent de nous abreuver de clichetons tenaces avec des couvertures roses bonbons à paillettes ou de collections spécialement pour filles. Il y a le cas du shojo en manga, qui donne l'impression que les femmes sont cantonnées à lire de la romance. Mais ne jouons pas les révolutionnaires de bas étage. Comme j'ai pu le dire, beaucoup de titres très genrés ne font pas grand mal. Il n'y a rien de mauvais à ce qu'une fille aime la romance et qu'un gars veuille du combat. Mais il ne faut pas empêcher l'inverse de se faire.

Pour conclure mon cours, j'ai tenu à parler de la condition des autrices de bandes dessinées. Elles représenterait 27% de la profession. Ça ne paraît pas si mal, mais il faut reconnaître que très peu sont mises en avant. Comme exemple de ce manque de considération, j'ai évoqué la polémique de 2016 du FIBD, qui n'a pas jugé bon de sélectionner des autrices parmi les 30 nominés pour le fauve d'or. Selon l'organisation, il n'y a pas eu assez de femmes ayant marqué la profession. (Ah, oui, d'accord. Tout va bien. Bordel.) Heureusement, il faut reconnaitre une certaine évolution, notamment dans la montée d'ouvrages à vocation féministe (Culottées, Idéal standard, Un autre regard, etc). C'est une bonne chose, surtout quand le message se veut réfléchi et non simplement un matraquage pour vouloir imposer des idées. Dans tous les cas, l'excès n'a jamais du bon.

Bon, au final, que retenir de cette expérience ? Globalement, les étudiants ont été très réceptifs à ce que j'ai voulu leur transmettre et les nombreux exemples d'ouvrages que j'ai pu leur apporter. Je ne sais pas si cela aura un quelconque impact sur la suite de leurs études ou leur façon de voir les choses, mais un dialogue a pu s'instaurer. Ils ont été curieux et étaient demandeurs en informations diverses. Tout au long de mes cours, j'ai parlé de ma propre expérience dans leur master afin de les rassurer un peu. Il est loin d'être parfait et assez chronophage (comme la plupart des formations), mais il a la chance d'avoir des professeurs à l'écoute et de permettre d'étudier plus profondément des domaines qui nous plaisent au travers de pas mal d'exposés. Cependant, comme j'ai tenu à leur préciser, personne ne les attend à la sortie du master. Ils vont devoir se bouger, cultiver leurs spécificités propres, et ce, sans oublier leur curiosité pour trouver leur place en librairie. J'espère qu'ils y arriveront.

D'un point de vue personnel, j'ai tout simplement adoré donner cours de cette manière. J'ai l'impression d'avoir enfin pu remercier la formation qui m'a en partie permis d'en être là où j'en suis aujourd'hui. Je dois avouer que je serai partant pour remettre le couvert l'année prochaine si le responsable du master en ressent le besoin. En tout cas, les étudiants lui ont apparemment dis qu'ils avaient beaucoup aimé mon intervention. (Braves petits.)


Hum ? Comment ? Il y a un épilogue à ce post bien trop long ?! (Le suspense de dingue.) Courant juillet, j'ai reçu un nouvel appel de Monsieur Déom. Pour sa promotion 2018-2019, la plaquette de la formation a été revue et corrigée. Ainsi, le cours de librairie sera réalisé désormais par deux professionnels du milieu, à savoir deux des intervenants du début d'année. Pas besoin de vous faire un dessin pour vous aider à comprendre, je suis l'une de ces personnes. Pour cette nouvelle année scolaire, je serai donc professeur le temps d'un trimestre. Je parlerai plus tard des cours, mais je suis plus que ravi de prolonger l'expérience. Je crois que c'est la première fois que j'ai autant hâte de faire ma rentrée des classes. Comme quoi, tout arrive.

2 commentaires:

  1. Mais... mais! Je ne savais pas que tu embrayais sur une nouvelle année! Tout le trimestre en plus, c'est super classe! Félicitations Nicolas!
    J'approuve tellement tout ce que tu dis, moi le "c'est un garçon de 7 ans, donnez-moi un truc qui plaît aux garçons de 7 ans" j'en peux plus v_v Continue à nous raconter ta vie, moi en tous cas j'adore! :)

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