samedi 27 octobre 2018

Les retours, le mal-être des libraires

L'un des gros avantages quand on est libraire, contrairement aux autres commerces, c'est la faculté de retour. Pour la faire simple, nous pouvons retourner tout ce que nous commandons. La seule grande exception, c'est la vente ferme, qui concerne souvent des tirages bien précis tels que des éditions limitées et ce qui touche à l'auto-édition.

Quant au reste, tout type de livre peut être retourné, et ce, à n'importe quel moment. Encore une fois, il existe des exceptions. Des éditeurs demandent parfois un délai minimum avant de retourner les invendus. Mais, techniquement, on peut retourner une nouveauté dès sa réception. Bon, je vous rassure, on n'est pas aussi con. On ne s'amuse pas à commander des piles pour avoir le plaisir de les déballer et de les remballer. La plupart du temps, c'est quand on reçoit des exemplaires complétement défoncés.

Cette faculté de retour est une particularité non négligeable dans ce métier. On peut facilement tester des choses et se laisser un peu aller. Pas trop quand même, car on paye quand même le transport. Enfin bon, ça reste très appréciable de savoir qu'il est toujours possible de retourner en cas de flop ou d'erreurs.

Le truc, et c'est là que ça se gâte, c'est qu'on retourne quelquefois des livres qui n'ont guère eu le temps de convaincre. Durant l'essentiel de l'année, à la boutique, nous retournons une BD après deux mois environ. Tout dépend évidemment des ventes sur la durée ou encore de notre avis sur l'album. Une fois que le mois d'octobre arrive, le délai se raccourcit drastiquement. On passe à un mois avant de retourner un ouvrage. En novembre, c'est pire. Plus on se rapproche de Noël et plus le délai diminue pour passer à trois, voire même deux semaines.

Pour quelle raison ? La faute à la surproduction essentiellement. Avec 5000 nouveautés en BD, il n'est pas étonnant que les retours soient conséquents. C'est accentué par le souci qu'ont les éditeurs à vouloir publier la quasi totalité de leur catalogue entre septembre et novembre. La grande partie des gros hits et des enjeux sont publiés à cette période. Pas besoin de se triturer les méninges pendant des heures pour savoir que les maisons d'édition veulent occuper un maximum le terrain aux alentours de Noël pour faire le plus de bénéfices possibles. Après tout, un éditeur, c'est aussi une entreprise.

Bon, en vrai, il y a également des auteurs qui font le forcing pour être présents à la fin d'année et vendre un maximum. Peut-on vraiment leur en vouloir ? Oui et non. Tout le monde cherche à vivre de son métier, mais il faut garder en tête que le système ne va clairement pas continuer longtemps de cette façon.

Avec une majeure partie de la production répartie sur seulement trois mois, on va arriver à une saturation du marché. On y est déjà d'ailleurs. La plupart de nos clients suivent leurs séries habituelles. À la rentrée littéraire, pas mal d'entre eux nous disent qu'ils n'osent pas se lancer dans des nouveautés, car ils ont suffisamment de collections à suivre. Régulièrement, on plaint les nouveaux auteurs qui sont lancés à ce moment-là. À moins qu'ils n’aient une bonne campagne promotionnelle ou un bon bouche à oreille, ils sont souvent oubliés. Il n'est pas rare que des clients achètent ainsi des sorties de novembre courant janvier ou février. Certaines nouveautés de fin d'année trouvent alors une seconde chance, mais ça reste globalement exceptionnel.

Par conséquent, on opère de plus en plus de retours d'ouvrages que nous n'avons pas eu le temps de lire. Pas le choix, il faut faire de la place pour les vingt cartons de nouveautés qui arrivent presque chaque jour. Le ridicule atteint son sommet quand on est contraint de virer une BD pour mettre une pile d'un album du même éditeur ou groupe. Les plus grosses maisons s'auto-concurrencent. Peu importe, il faut occuper l'espace.

Mais vous savez quoi ? Le pire dans tout ça, c'est que bon nombre d'ouvrages sont pilonnés. Ne croyez pas que tout ce qui est retourné aux éditeurs est forcément stocké. C'est rarement le cas. Pourquoi ? Le stockage coûte trop cher. Du coup, une partie des retours est remise dans le circuit, mais quand il s'agit d'un titre ayant fait un flop, un éditeur préfère souvent pilonner son ouvrage, et ce, quitte à le réimprimer plus tard. Ça lui coûte moins cher de cette façon. Vous le sentez l'immense gâchis ?

L'année passée, alors que je faisais de la place pour des nouveautés de novembre, je me suis subitement arrêté dans la réserve. J'ai posé mon énième pile de retour par terre et j'ai regardé les nombreuses autres mises ici ou là. Je ne m'inquiétais pas pour l'avenir de mon emploi. Notre taux de retours est dans les 20% en moyenne, ce qui est très satisfaisant. Non, je me suis simplement demandé à quel gaspillage je participais. Car, oui, toute la chaîne du livre est responsable de cette situation. Les éditeurs sont souvent pointés du doigt, mais il n'y a pas qu'eux.

Pour tenter de pallier un peu à la situation, du moins à notre niveau, nous avons décidé depuis quelques mois de serrer la vis auprès des représentants. Grosso modo, ce qu'on avait tendance à prendre par deux ou trois exemplaires, nous décidons de ne plus les commander. Tout dépend du sujet et de notre feeling, mais nous devenons de plus en plus sélectif.

Le choix devient une nécessité pour éviter de se retrouver avec une librairie submergée. Choisir, c'est une chose, mais il faut éviter le surplus, qui peut effrayer le client. C'est loin d’être une mince affaire, car en tant que librairie spécialisée BD, nous devons représenter la richesse du secteur. Mais trop, c'est trop. Il est important de tirer le signal d'alarme. Ainsi, ils nous arrivent de zapper des titres ou d'en prendre moins que ce que les chiffres des représentants indiquent. À l'inverse, on se permet de suivre des enjeux de manière plus assidue et d'en prendre davantage sur des titres qui nous ont tapé dans l’œil. Prendre moins, mais de manière plus ciblée.

Il n'y a pas de solution miracle pour l'instant. Malgré notre sélection un poil plus drastique, nous n'évitons toujours pas les retours conséquents d'ouvrages qu'on a à peine posé et qu'on n'a même pas pu lire. On en vient ainsi à une autre question. Vaut-il mieux laisser sa chance à tout le monde au risque de retourner abondamment ou faut-il condamner un titre dès le départ sans lui laisser une chance ? Vous avez trois heures. Personnellement, je n'ai pas de bonne réponse.

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